Peu de gens réalisent que le magnat des affaires et philanthrope John D. Rockefeller, qui a bâti la plus grande fortune de l’histoire, a commencé sa carrière à 16 ans comme comptable. Son assiduité, sa capacité à « tout voir et ne rien oublier » et sa compréhension exceptionnelle de la finance d’entreprise lui ont permis de construire son empire pétrolier en basant toutes les décisions importantes sur des calculs financiers précis au centime. «J’ai tracé mon parcours par des chiffres, rien que des chiffres », a déclaré John D. Son succès souligne l’importance d’une information financière fiable et précise pour que les dirigeants puissent prendre les bonnes décisions.
La comptabilité, le secteur militaire et le développement durable
Reconnaissant l’importance d’une information financière pertinente et fiable, l’ancienne Sous-Secrétaire à la Défense, Sherri Goodman, a déclaré « Vous ne pouvez pas gérer ce que vous ne mesurez pas » et a appelé à une meilleure surveillance de la consommation d’énergie et à un suivi complet de l’empreinte carbone du Département de la Défense, avec l’objectif que l’armée américaine n’ait plus besoin de pétrole d’ici 2040. Mais d’où vient cette volonté de trouver des alternatives au pétrole?
Un élément important est l’augmentation du nombre de victimes dans les opérations de convoi qui fournissent le carburant et l’eau durant les opérations militaires. L’autre est économique et résulte de la façon dont les coûts de carburant sont comptabilisés. Historiquement, le carburant était comptabilisé au prix d’achat, soit environ 2 à 3 $ US/gallon ou 0,50 à 0,80 $ US/litre. Mais récemment l’armée a commencé à surveiller le « fully burdened cost of fuel » – qui comprend le coût d’achat, le transport et la protection du carburant jusqu’à ce qu’il soit prêt à être utilisé sur le terrain. Dans les régions éloignées, ces coûts peuvent être des centaines de fois plus élevés que le prix d’achat et atteindre plus de 600 $ US/gallon (158 $ US/litre).
Avec des dépenses de carburant représentant jusqu’à 36 % du budget total des opérations en Afghanistan, on comprend pourquoi l’efficacité énergétique est devenue une priorité absolue pour l’armée américaine. Une priorité qui réduit les risques tout en générant des économies considérables. Par exemple, l’armée a investi 95 millions de dollars US pour isoler les tentes et autres installations militaires en Iraq et réduire les besoins de climatisation pendant la journée et de chauffage la nuit. Cette mesure a permis d’économiser 1 milliard de dollars US dans la seule année 2010 et de réduire de 11,000 le nombre de camions de carburant. Pour en savoir plus : La sécurité énergétique, la meilleure défense de l’Amérique par Deloitte.
Le leadership du secteur privé
Les entreprises ont un rôle clé à jouer quand il s’agit de durabilité. Sur les 150 plus grandes entités économiques du monde, 59 % ne sont pas des pays mais des multinationales et nos enjeux de développement durable les plus pressants sont en grande partie causés par leurs activités et par l’impact des produits qu’ils vendent. Aujourd’hui seules les entreprises sont en mesure de résoudre ces problèmes. Selon l’ancien Secrétaire exécutif de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) et conseiller mondial sur les changements climatiques et le développement durable chez KPMG, Yvo de Boer : « La majeure partie des solutions à la dégradation de l’environnement et au changement climatique doit provenir du secteur privé ».
Et les leadeurs du secteur privé, incluant certaines des plus grandes sociétés comme IBM, Dupont, Wal-Mart et le premier fabricant mondial de tapis-tuile Interface sont déjà engagés sur la voie de la durabilité. Le fondateur d’Interface, Ray Anderson a déclaré que « le Business Case pour la durabilité est clair et limpide et nous allons de l’avant avec nos initiatives aussi vite et aussi loin que nous le pouvons, car ça s’est avéré être très bon pour les affaires ». Depuis le début de leur projet en 1996, les émissions de gaz à effet de serre par unité de production ont diminué de 71 % et les bénéfices sont en hausse. Ray Anderson mentionne également :
« – Nos coûts sont en baisse et non pas en hausse, ce qui dissipe ce mythe. – Nos produits sont meilleurs qu’ils n’ont jamais été parce que le design durable permet une fontaine intarissable d’innovation. – Les gens sont galvanisés autour d’un objectif inspirant et partagé. – Et la bonne volonté du marché est tout simplement incroyable ! » Voyez comment Ray Anderson partage sa passion avec George Stroumboulopoulos :
Le parcours d’Interface vers la durabilité a commencé par la réduction des déchets et en investissant les économies dans la diminution de l’intensité carbone tout en développant des processus d’entreprise et des produits toujours plus innovants. Les systèmes comptables appropriés et une surveillance continue ont joué un rôle central dans ce processus. Le comptable Buddy Hay a dirigé cette partie de la démarche d’Interface avec la mise en œuvre du système de mesure EcoMetricsTM pour comptabiliser tous les matériaux et intrants énergétiques et tous les produits sortants, les déchets et la pollution. Selon lui, « Lors de la mise en œuvre de programmes de développement durable, il faut mesurer, comprendre et articuler les critères de succès. Cela nécessite la même rigueur que pour la comptabilité financière, mais appliquée aux ressources naturelles et à l’impact environnemental ». Améliorer le suivi a permis de réduire les déchets par unité de production de 95 % depuis 1996, d’éviter des millions de dollars en coûts et de financer des efforts de durabilité supplémentaires tout en récompensant les actionnaires par une augmentation du prix de l’action de 444 % (période de 5 ans se terminant le 31 décembre 2013).
Le Prince de Galles et la comptabilité pour un avenir durable
Craignant que nos mesures actuelles du profit et du PIB donnent des signaux erronés aux chefs d’entreprises et aux gouvernements, Son Altesse Royale, Le Prince de Galles a lancé un projet mondial pour aider la profession comptable à intégrer la durabilité dans l’ADN des entreprises. Grâce à son projet de comptabilité pour le développement durable, Le Prince veut démontrer l’efficacité de l’analyse pour la durabilité et créer un environnement favorable au changement. L’objectif est de « nous assurer que nous puissions affronter les défis du 21e siècle avec des outils appropriés et non pas avec les systèmes de décision et de “reporting” du 20e siècle ». En travaillant avec des organismes qui représentent près de deux millions de comptables à travers le monde, Le Prince aide la profession à surmonter le faux choix entre la réussite de l’entreprise, la durabilité environnementale et le développement humain.
Jessica Fries, présidente exécutive du A4S, connait l’importance de la participation des directeurs financiers dans le processus de construction de modèles d’affaires durables: “Le réseau de leadership des CFO A4S est le premier groupe du genre à réunir les principaux chefs des finances dans le but d’étudier leur rôle dans l’élaboration d’approches pratiques afin d’intégrer les questions environnementales et sociales dans les décisions financières. C’est un impératif commercial de plus en plus important pour les entreprises afin d’assurer la pérennité de leurs organisations; et il y a maintenant des preuves claires que les entreprises qui traitent des questions environnementales et sociales d’une manière stratégique peuvent arriver à de meilleurs rendements financiers et commerciaux “.
Un autre domaine d’intérêt est de savoir comment rendre compte du capital naturel et social. Une organisation qui a vraiment aidé à mettre en évidence leur importance est PUMA, la société mondiale de sport-lifestyle. Jochen Zeitz , alors PDG de l’entreprise, a développé le rapport de pertes et profit environnemental de PUMA : ” Nous comprenons l’importance de la santé des écosystèmes pour l’avenir de notre entreprise. Nous avons entrepris un projet pour développer une entreprise et une chaine d’approvisionnement qui prennent en compte nos impacts environnementaux en termes monétaires, de sorte que nous puissions prendre ces effets en compte au niveau stratégique et les incorporer dans nos processus de décisions “.
Valoriser le capital naturel dans la région de Montréal
Peu de gens réalisent que certains des plus grands centres de biodiversité dans la province de Québec sont situés dans la région métropolitaine de Montréal et sont en danger à cause de l’étalement urbain. La Fondation David Suzuki a publié un rapport qui valorise les services des écosystèmes d’une ceinture de verdure qui protègerait 19% du territoire de Montréal à 4,3 milliards de dollars par année! Ce travail a contribué à convaincre la Communauté métropolitaine de Montréal de créer cette ceinture de verdure dans le cadre de son nouveau plan d’urbanisme et le gouvernement du Québec d’investir 150 millions de dollars pour sa protection.
« Avec l’analyse robuste et les quantifications que la profession comptable peut fournir, nous pouvons mieux comprendre la valeur du capital naturel et l’importance de préserver et renforcer les écosystèmes et les habitats naturels pour nos communautés », a déclaré le scientifique en chef du Fonds de recherche du Québec, Rémi Quirion.
Les rapports de durabilité et le risque de « Greenwashing »
Malgré l’intérêt croissant pour la RSE et les rapports sur la durabilité, la hausse du chiffre d’affaires pour les cabinets comptables n’est pas sans risques. Professeur de comptabilité sociale et environnementale à l’ESSEC Business School à Paris, le Dr Charles Cho se spécialise dans les questions de comptabilité et d’intérêt public et a publié de nombreuses études à ce sujet. Dr Cho avertit que « La récente prolifération du “buzz de durabilité”, en particulier au sein de la communauté des affaires, ne devrait certainement pas être une avenue pour des stratégies et des comportements opportunistes. Nous devons vraiment faire très attention à ce qui représente des questions de fond par opposition à ce qui est susceptible de devenir une simple représentation symbolique. Malheureusement, ceci arrive plus souvent qu’autrement. Un exemple typique est la production de rapports sur le développement durable ou sur la RSE – nous avons de plus en plus d’éléments qui permettent de conclure que la plupart des informations contenues dans ces rapports est généralement biaisée, sélective, triviale et parfois trompeuse. Néanmoins, ils fournissent un bouclier “légitime”, ou un voile sur ce qui se passe réellement au sein des organisations. Par conséquent, ces rapports doivent au moins être contrôlés par un ensemble de règles, mais c’est loin d’être le cas présentement.
En ce qui concerne le rôle de la profession comptable, je reste sceptique sur certains aspects tels que la course des Big 4 sur le volet de la comptabilité publique pour obtenir le prochain mandat d’assurance / mission de vérification sur la durabilité ou la RSE. Ce type de service connait une croissance exponentielle et on n’a pas besoin d’être un lauréat du prix Nobel pour comprendre que ceci est une autre grande opportunité de conseil très rentable pour les Big 4. Cependant, je suis maintenant plus que convaincu qu’il existe des avenues possibles pour les comptables, les comptables de gestion en particulier, pour apporter une contribution significative à l’agenda du développement durable. Notamment par l’utilisation de leurs compétences techniques pour mesurer et rendre compte des impacts sociaux et environnementaux réels des organisations ».
Le Dr Michel Magnan, FCPA, FCA, professeur à l’Université Concordia, confirme que des aspects importants des rapports sur la durabilité d’entreprise sont symboliques plutôt que de fond. À son avis : « Il y a eu des progrès dans la qualité de la divulgation au fil des ans par les entreprises européennes et nord-américaines. Mes recherches avec mon collègue Denis Cormier indiquent que cette information est pertinente pour les acteurs du marché (investisseurs, analystes) lorsqu’une entreprise présente une bonne performance environnementale (telle que mesurée par des paramètres objectifs), mais la comparabilité entre les entreprises et la fiabilité des informations divulguées sont encore des problèmes majeurs. Il faut garder à l’esprit que, même pour l’information financière, avec l’application d’une règlementation stricte, il y a encore des discussions quant à la comparabilité, la pertinence et la fiabilité de l’information!
Un autre problème majeur est la portée des rapports de développement durable, c’est à dire, quand nous arrêtons-nous? Par exemple, quand on évalue les émissions de gaz à effet de serre d’une entreprise de confiserie laitière comme Nestlé ou Danone, jusqu’où devons-nous aller dans le calcul des émissions du processus de production? Devons-nous inclure le méthane émis par les vaches qui produisent le lait, ou même le processus par lequel elles sont nourries (qui est souvent mécanisé et polluant)? À mon avis, c’est le prochain obstacle que les rapports de durabilité devront surmonter ».
« Alors que l’on témoigne d’une évolution de la reddition de comptes en développement durable axée sur la pertinence des enjeux, nous vérifions non seulement les rapports afin de s’assurer de la précision et de la fiabilité de l’information, mais nos pratiques en développement durable permettent également aux organisations de mieux comprendre les enjeux les plus importants pour leur stratégie d’ensemble. Avec la montée du processus de Rapport Intégré, nous anticipons une augmentation des besoins pour cette gamme de services que nous offrons partout au Québec, au Canada et à l’international. »
– Luc Villeneuve, FCPA, FCA, Président, Deloitte Québec
Les comptables et le développement durable
Plus d’un siècle s’est écoulé depuis que John D. Rockefeller s’est retiré de la gestion de son empire pétrolier, mais la nécessité d’une information financière robuste et pertinente est plus importante que jamais. Le nouveau contexte mondial, l’état de l’environnement et l’épuisement des ressources naturelles, sont sans précédent et présentent d’immenses défis et opportunités. Notre capacité à créer des systèmes économiques qui favorisent et récompensent les entreprises pour la restauration et l’amélioration des écosystèmes et des environnements naturels, la conservation des ressources et l’élimination de la pollution et des déchets permettra de définir notre prospérité future. La profession comptable, fournisseur privilégié d’une information financière impartiale, fiable et pertinente, est idéalement positionnée pour accélérer cette transition.
À cet égard, M. Daniel McMahon, FCPA, FCA, président et chef de la direction de l’Ordre des CPA du Québec, évoque l’orientation stratégique adoptée pour 2013-2015 par le Conseil d’administration : « L’Ordre vise à être reconnu pour son rôle clé en matière de développement économique et sociétal du Québec et entend mettre en valeur le rôle des CPA en matière de développement durable ».
À propos de l’auteur: Adam Koniuszewski, CPA, CA, CFA, est diplômé en Commerce de l’Université Concordia à Montréal. Il a commencé sa carrière dans un grand cabinet comptable à Montréal puis à Londres ( Royaume-Uni ) avant de poursuivre sa carrière internationale au sein d’une société mondiale (Amérique du Nord, Europe, Afrique du Nord), où il a acquis une expérience en stratégie et développement des affaires, planification stratégique et gestion des risques, affaires corporatives et gouvernementales et en RSE. Adam a désormais rejoint le monde de la société civile, où il travaille dans le domaine de la durabilité. Il est un conférencier dans les forums internationaux sur les défis mondiaux de développement durable, de leurs les aspects financiers et du rôle du secteur privé. Adam est également impliqué dans diverses initiatives sociales et caritatives.